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Soin et rêve

Auteur: Roxane Andrès

Article extrait d’Ars proteus, fables et pratiques d’un design organoplastique, thèse de doctorat, juin 2013.

Les pratiques du soin dans l’art et le design témoignent d’une réflexion gagnant en autonomie, même si le lien avec la médecine s’avère toujours présent — le soin étant de toute évidence fortement connoté. Néanmoins, celui-ci n’est plus uniquement relatif au corps médicalisé, il se voit enrichi des multiples métamorphoses qu’il peut inspirer dans le domaine de la création. C’est en ce sens que la disposition critique de l’art ou du design contribue à ouvrir la notion de soin à d’autres dimensions, au point que celle-ci ne se réduit plus seulement au domaine médical. Cette ouverture, somme toute relativement récente, peut donner accès à un approfondissement de l’idée de soin, celle-ci étant en quelque sorte expérimentée par l’art ou le design qui, par le biais d’œuvres, d’objets ou de scénarii, vont pouvoir soumettre le matériau du soin à de multiples interrogations que pourra soulever l’imaginaire — interrogations qui du reste ne se limitent pas au corps puisque, c’est ce que nous pouvons constater, elles se répercutent sur les objets et sur le lien que nous pouvons tisser avec eux. C’est dire que le lien avec la médecine étant plus ténu, le soin sera davantage propice à la rêverie, à la possibilité de l’imaginer. Précisons à ce titre que cette autonomie croissante n’instigue pas pour autant une concurrence à l’égard de la médecine : au contraire ; cette distance de l’idée de soin, par exemple, pourra donner lieu à de multiples scenarii imaginés qui, par la suite, seront susceptibles d’être proposés au domaine médical — il y a donc un échange, l’esquisse d’une relation qui peut être féconde. Il nous faut aussi noter que le décloisonnement du design relativement à l’industrie, a permis aux designers d’avoir des réflexions plus autonomes quant à celle-ci, et de s’intéresser à des scenarii ou contextes de vie peu considérés jusqu’alors, puisque la production de masse ne le permettait pas. Le soin et le domaine médical interrogent à cet égard de plus en plus de designers autour de la réflexion de « design pour tous » ; un design tourné vers les minorités, l’humain et ses spécificités plutôt que vers l’idée de masse. Le « design pour tous » investit les territoires où se loge le handicap, la maladie, la vieillesse, la précarité dans l’habitat, le manque d’eau, la faim — autant de champs de création traditionnellement délaissés par les designers. Dans ce contexte, le design est devenu plus qu’un simple domaine d’application, il est davantage un laboratoire transdisciplinaire où s’opèrent des rencontres et des recherches, des propositions et des tentatives, entre la pratique et le rêve. Loin d’être une fantaisie infondée, l’onirisme permet une exploration des possibilités de la matière du soin — grâce à laquelle un ancrage critique, voire prospectif est imaginable.

À cet égard, le rêve était pleinement lié au soin et à la médecine durant l’Antiquité ; en témoigne par exemple la volonté des malades d’aller dormir dans certains sanctuaires — notamment celui d’Asclépios — afin d’obtenir, par le biais du rêve, un moyen de guérir : « Souvent le dieu dicte le traitement, que ce soit par des remèdes ou par des bains. Si l’ordre du dieu n’est pas suffisamment clair, s’il n’est pas apparu en personne, sa réponse est précisée au matin par les prêtres et les servants du sanctuaire. Dûment interprété, le contenu du rêve impose une thérapeutique [1] ». Le sommeil, le rêve, tous deux se rapportant à l’intimité, ont donc un rapport des plus révélateurs avec le soin. Pensons au retable de Fra Angelico — « La Greffe de la jambe du diacre Giustiniano » – que l’on peut voir au musée national de San Marco à Florence, lequel se présente comme une scène de rêve : la personne greffée semble paisiblement endormie alors que les saints patrons des chirurgiens, Côme et Damien, lui ôtent la jambe défectueuse pour la remplacer en toute simplicité, sans la moindre présence de sang, ni d’outils, par une autre prélevée sur un Éthiopien. Le retable expose une vision angélique du soin dont la parenté avec le songe se devine à la simplicité manifeste de la scène.

La matière onirique épaissit en quelque sorte celle du soin, car elle interroge ce que tout corps, tout objet peut nous donner à rêver ; l’entrelacement du soin et du rêve recouvre à l’envi son acception originelle puisque ces deux notions sont étymologiquement liées ; de fait, somniare signifie « rêver, avoir un songe », mais aussi « l’attention aux choses », et, pareillement, « soigner ». Cette étymologie — qui aujourd’hui pourrait sembler improbable — est des plus révélatrices quant à ce qui se voit fondamentalement sous-jacent au soin : celui-ci paraît ne pas se réduire à un acte pragmatique, mais implique dans son mouvement tout un imaginaire, une pensée attentive à la vie qu’elle prolonge ou nourrit par un geste qui porte avec lui autant d’échos remontant à un acte sans doute effectué depuis la plus lointaine antiquité. Le sanctuaire d’Asclépios, lieu où la pratique du soin se faisait par le rêve, pourrait être l’incarnation architecturale de la rencontre entre l’activité soignante et l’onirisme. Le temple détruit, la nécessité de cet alliage demeure, que l’on pourra retrouver à la Renaissance avec les planches anatomiques, lesquelles figurent les cartes d’un nouvel imaginaire du corps et traduisent un entrelacement précis entre un savoir qui s’observe et des codes de représentation entraînant une mise en mouvement de l’imaginaire vers un corps ouvert à la fiction. C’est en ce sens que « l’œuvre de Vésale inaugure le champ nouveau de la médecine : on ne peut négliger la force du rêve, et l’enthousiasme pour l’invention technique de la nature [2] ». C’est dire que même par le biais d’une œuvre qui se voulait réaliste et pratique, le rêve ne peut être abstrait ou banni tant il tient, pourrions-nous dire, par ses fibres les plus profondes, au territoire du corps et du soin.

À cet égard, nous pouvons constater que l’ouverture du corps à la Renaissance, si elle a pu en quelque sorte ouvrir la voie à la démystification et au machinisme, elle n’en a pas moins nourri l’imaginaire — aidée par les nouveaux moyens de diffusion de l’image. L’origine des mots que nous avons relevée plus haut est d’autant plus remarquable que le couple songer / soigner se voit aussi significatif, étymologiquement, que le couple penser / panser — puisque l’on sait qu’à une certaine époque, il n’y avait qu’un seul mot pour définir ces actions ; ce jeu de mots — fondé sur les étymologies communes — est aussi ce que nous retrouvons initialement dans notre projet Panser autrement, mêlant de la sorte une réflexion sur le soin et des projets la matérialisant. À ce titre, Le set Panser autrement fut l’objet d’une recherche rassemblant plusieurs éléments se rapportant au soin dans le milieu hospitalier, et plus particulièrement chez les enfants.

Lorsque nous parlons de rêve, il faut entendre le fait d’un imaginaire délié, qui peut se révéler tout autant idyllique que cauchemardesque. Le rêve fait donc partie d’une démarche critique puisqu’il permet de dépasser le cadre donné et de faire éclore des scenarii inattendus.

Le projet du set Panser autrement tente d’ouvrir une brèche dans le cadre du soin hospitalier, en proposant de réfléchir à un ensemble d’objets porteurs d’une vision complémentaire du soin actuel — tendant à renouer le soin et l’imaginaire par une reconsidération de l’aspect symbolique et en améliorant les supports susceptibles de valoriser le lien soignant-soigné. Cette perspective de recherche a été menée au sein du service MPR (Médecine Physique et de Réadaptation) pédiatrie du C.H.U Bellevue de Saint-Étienne, sous la direction du Professeur Vincent Gautheron. Le Pôle des technologies médicales de Saint-Étienne, la Cité du Design et le C.H.U Bellevue, partenaires du projet, sont trois acteurs du territoire stéphanois incarnant les domaines combinés du design, de la recherche, des technologies médicales ainsi que de la médicalisation concrète. C’est sur ce même territoire, du reste, que les entreprises textiles, dédiées notamment à la passementerie, ont fait évoluer leurs techniques afin de convertir le ruban en bande de soin — territoire dont l’origine révèle cette perméabilité des frontières et des domaines. La Cité du design, dans le cadre de ses recherches, porte un intérêt particulier à la rencontre entre le design et la santé sous la forme de questionnements sur le « design pour tous », le maintien à domicile, l’habitat d’urgence ou encore la maladie d’Alzheimer. Le Pôle des Technologies Médicales, quant à lui, est acteur dans la création de réseaux entre chercheurs, médecins, professionnels de la santé, designers et industriels. Enfin, ce projet a reçu le soutien de Fondation de France, en 2008. Le projet du set Panser autrement questionne la présence du designer au sein de l’hôpital, auprès des médecins, chercheurs et patients afin de mettre au jour un autre rapport au soin, un nouveau regard sur toutes les nouvelles pratiques visant à reconstruire le corps. Cette reconstruction n’est pas anodine et le design peut s’intégrer à un processus thérapeutique en améliorant le dialogue ainsi que la compréhension d’un corps composite en tentant la reconstruction d’un tout corporel. Le soin se doit aussi d’être accompagné par une volonté, ce qui n’est pas nécessairement mis en avant par la médecine actuelle.

La médecine actuelle — héritière encore en grande partie d’une vision mécaniste, donc d’un corps séparé de son sujet — ne soigne plus l’humain dans son ensemble mais la pathologie, l’objet-corps, l’objet-organe défectueux. Depuis quelques années, il est évident que cette conception du corps est bousculée au travers, notamment, d’une attention particulière donnée au patient enfant. Historiquement , l’ouverture s’est faite dans un premier temps en faveur du facteur psychologique qui est de plus en plus pris en compte depuis quelques décennies. La psychologie intègre les services de pédiatrie et invite à considérer l’individu dans ses interactions avec son milieu, comme un être humain concret et complet en situation et en évolution. Cet engagement a profondément marqué la collaboration entre psychologues et pédiatres. « L’intégration des psychologues dans les équipes hospitalières allait en fait représenter une étape majeure dans l’évolution globale de l’hospitalisation de l’enfant et du regard que les soignants portaient sur lui [3] ». On voit apparaître des préoccupations qui auparavant n’existaient pas comme, par exemple, la prise en charge de la douleur, l’information médicale partagée avec l’enfant et les parents. Malgré ces tressaillements, la médecine contemporaine soigne plus une maladie, une déficience, qu’une personne inscrite dans une globalité : « La médecine classique fait du corps un alter-ego de l’individu. Elle écarte de ses soins l’homme souffrant, son histoire personnelle, sa relation à l’inconscient, pour ne considérer que les processus organiques qui se jouent en lui [4] ». La déconsidération de l’imaginaire dans le soin — telle que nous l’avons envisagée — confère au cadre médical un aspect par trop technique ; de ce fait, la médecine se coupe d’une ressource importante. Ne serait-il pas légitime de penser que le soin, dans le cadre hospitalier, devrait passer par l’alliance de deux valeurs — supposition d’autant plus probable avec de jeunes patients : pharmacologique et symbolique ?

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Notes:

[1] Jean Starobinski, « L’espoir de la guérison, entre foi et savoir », La médecine ancienne, du corps aux étoiles, p. 24.

[2] Jackie Pigeaud, « L’imaginaire des médecins », La médecine ancienne, du corps aux étoiles, p. 42.

[3] L’hôpital et l’enfant, L’hôpital autrement, catalogue d’exposition AP-HP, p. 171.

[4] David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, p. 14.