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Topologie des liaisons ombilicales : Lucy + Jorge Orta

Auteur: Roxane Andrès

Article extrait d’Ars proteus, fables et pratiques d’un design organoplastique, thèse de doctorat, juin 2013.

Les Refuge Wear (commencés en 1992) de Lucy Orta, en hybridant le vêtement et l’architecture minimale de la toile de tente, forment pour l’individu une ultime capsule immunitaire. Pourtant, le vêtement, en déployant sa fonction de refuge, s’ampute simultanément de celle de lien en dissimulant les membres humains. En effet, pas d’excroissance visible sur ces vêtement-refuges ; il faut aller les chercher ailleurs, dans d’autres projets et d’autres structures, dans Connector par exemple, ou Nexus et les autres architectures corporelles ; car toutes les œuvres de Lucy et Jorge Orta se déclinent, se répètent, se déforment et produisent une variété de formes, telles qu’elles se présenteraient dans les taxinomies biologiques ; la numérotation systématique et le classement des œuvres à l’instar de spécimens renforcent d’ailleurs l’analogie. L’absence de connexions des Refuge Wear (pourtant si nombreuses dans les autres projets) questionne ces enveloppes qui oscillent entre une impression de protection et un sentiment de claustration ; équivoques, elles montrent cependant quelques discrètes et chétives excroissances par les petits cordons de resserrement ou les fragments de sangle disposés çà et là, tels des avortons de lien. L’absence d’appendice n’est ici manifeste que pour questionner le surplus tentaculaire ailleurs dans leur œuvre.

La tente, le sac de couchage ou les parkas sont utilisés comme une membrane, une matière qui enveloppe les corps à la manière d’un emballage. Lucy Orta parle d’ailleurs d’une Peau Sociale – « Social Skins [1] » – comme d’une membrane sur laquelle viennent s’imprimer les peurs, les dérèglements et les appels d’une société mise à mal par ce que Jean-Michel Ribette a appelé la « Vanité progressiste [2] ». Cette peau dépasse ainsi la fonction d’abri attribuée à la tente et devient un nouveau support de communication, une banderole qui ne s’agite pas au vent mais qui enveloppe le corps tout en altérant la forme humaine, comme pour mieux souligner la monstruosité d’une exclusion laissée aux mains laxistes des pouvoirs publics.

La tente, dernier bastion textile habitable, lorsqu’elle est hybridée au vêtement – la pièce Habitent l’incarne parfaitement – n’a besoin d’aucun raccord réel pour fonctionner et interroger. La seule hybridation du vêtement et de la tente nous transporte dans le contexte de l’urgence où le corps se gonfle en une réaction pratiquement épidermique au milieu.

La tente, comme le parachute ou la montgolfière participe d’un imaginaire méduséen : la paroi textile fine – le velum –, le gonflement ou le déploiement, ainsi que les formes en dôme, en « igloo » ou bien en coupole ou encore en toupie, renvoient à l’ombrelle de la méduse. Toutes ces structures sont pourvues de fils, de sangles ou de cordages à tendre, à amarrer, etc. ; dans le cas de la tente les fils sont moins visibles mais il est de fait que nous n’imaginons pas cette structure sans ses fils qui servent à l’ancrer au sol par les « sardines » (le milieu aquatique est décidément mis à contribution). Du reste, la tente est un abri qui se déploie très rapidement et la multiplication – pour ne pas dire la pullulation – de ces dômes fragiles, reliée à l’idée de campement – qu’il soit militaire, de loisir ou pour réfugiés – évoque derechef la méduse et sa faculté de prolifération. Cette rapidité opérationnelle permet d’offrir un abri et une capacité de déplacement propres à répondre aux situations d’urgence. Il faut rappeler que le sac de couchage autant que le parachute et la tente [3] , structures souples et invasives qui se déploient en marge des organisations quotidiennes, ont été originairement mis au point pour servir les besoins militaires. Il est intrigant de voir comment toutes ces structures de stratégie guerrière ont infusé le domaine du loisir et se sont déclinées dans tous les secteurs d’activité reliés à l’industrie du sport et du loisir en plein air, aussi connue comme le « marché mondial de l’outdoor ».

Les utopies des années 60 et 70 utilisaient le gonflable comme détournement des structures militaires : Lucy et Jorge Orta, par l’utilisation et le détournement d’équipements qui trouvent leur origine dans la sphère militaire, s’inscriraient-ils dans la prolongation de ces utopies ? A certains égards, nous pouvons même parler franchement d’une greffe entre militaire et civil, visible dans certaines pièces qui se construisent sur le détournement d’objets provenant de surplus militaires (gourdes, brancards, lits de camps, etc. [4]). Lucy et Jorge Orta utilisent d’ailleurs ces dispositifs pour leur ambiguïté ; à la fois structure militaire, structure d’urgence pour blessés ou réfugiés (utilisée notamment par la Croix Rouge) et structure de loisir (multipliée depuis les congés payés) : dans tous les cas, la tente représente cet habitat souple et mobile, et cette question est au centre de leurs préoccupations. Malgré la légèreté de sa composition, la tente se charge de nombreux attributs, elle devient le lieu de concentration équivoque, renvoyant à la fois au ludisme du camping, et à la condition terrible des exclus urbains ou des réfugiés de tous pays. Si la tente est la dernière capsule immunologique avant l’exclusion irrémédiable, son essence tient de la fragilité et de l’équivocité de la bulle, tantôt protectrice, tantôt monstrueuse, vouant ce qu’elle contient à l’éclatement ou à l’inertie. À ce titre, le paradoxe a bien été représenté par l’exposition KlimaKapseln – Überleben in der Katastrophe [5], qui s’est déroulée à Hambourg en septembre 2010 ; exposition à l’entrée de laquelle il était possible de s’amuser à marcher sur l’eau grâce à des bulles (WaterWalking balls), par ailleurs utilisées en Chine sur certains lacs tellement pollués qu’il devient impossible de s’y baigner. L’alternative à la baignade réside dans ces ballons au sein desquels les « baigneurs » vont héroïquement tenter d’éprouver un contact avec le milieu aquatique : derrière l’aspect très ludique se cachent, pour la plupart des installations de cette exposition, des problèmes tout à fait sérieux.

Finalement, « la tente est un point de départ au sein duquel se développeront de multiples hypothèses, réflexions, utopies et délires. Autrement dit, une zone de prolifération […] [6] », un espace fertile pour les artistes qui vont même jusqu’à habiter leur propres œuvres – nous faisons référence ici à l’exposition Camping Sauvage de la Hall Verrière de Meisenthal (novembre et décembre 2011) regroupant des artistes qui investissent le lieu en érigeant un campement mobile, qui se compose et se décompose selon une fluctuation de structures légères et de toiles de tente.

L’ambiguïté se veut d’autant plus frappante que les structures gonflables ou à déploiement rapide de Lucy et Jorge Orta ne le sont jamais vraiment ; elles sont parfois vidées, gisantes, ou bien remplies par autre chose que de l’air : l’humain. Car les pièces alternent entre remplissage et vacuité ; l’humain est présent, par exemple lors de performances dansées, mais les enveloppes sont aussi montrées vides lors des expositions : suspendues ou étalées sur le sol. Alors, elles deviennent des mues creuses – les mues sociales d’un lien disparu –, des peaux vidées de leur substance, figurant des méduses échouées sur la rive. De plus, les porteurs de combinaison-refuges sont soumis à la passivité – ou s‘agit-il d’une révolte silencieuse ? –, « spectateurs retranchés de tout projet, isolés du présent, privés du futur, exclus de l’histoire, rejetés dans les marges du confort et de la sécurité urbaine [7] ». En marge, l’absent règne et marque de son empreinte creuse les enveloppes ou dépouilles – le terme est utilisé en moulage pour désigner le moule ou la forme en négatif de l’épreuve –, laissant béante la déliquescence du lien. Une contreforme pour une contre-utopie ? Une dissolution sociale attestée par ces formes tantôt gonflées, tantôt flasques, dont l’alternance invoque, comme l’a bien noté Apolline Fluck, « l’ambivalente fragilité qui se déploie lorsque l’identité se dissout et s’étiole au sein d’une société où le lien solidaire à autrui est sournoisement élimé [8]». Pourtant, que de liens croulent, gisent, fleurissent de ces architectures corporelles : fils, filets, tubes, sangles, manches, gants composent des flux, des nappes et des rhizomes cherchant des points d’ancrage et de connexion ; tantôt avec succès (Connector Mobile Village I + II, 2001 ; Nexus Architecture) tantôt en vain, tendant une main ou un filet à qui voudra bien les voir (Connector Mobile Village IX – Cholet, 2002 ; Modular Architecture – The Dome, 1996). L’ensemble des structures textiles semblent former des espaces corporels qui paraissent demander asile en dehors du système dominant urbain, en déployant leurs propres extensions, récupérées dans les surplus, les batailles et les escadrons abandonnés, contribuant ainsi à déployer de nouvelles tribus, rêvant même à une terre d’exil (cf. le projet Antarctica).

Les combinaisons laissent croître des excroissances, s’hybrident entre elles en un regroupement momentané où se greffent des objets, des multitudes d’objets ; l’ensemble forme des systèmes corporels hybrides à la fois instables, inquiétants et florissants. Ici encore l’ambiguïté règne, elle donne naissance simultanément à des hybridations troublantes entre les corps et les objets, ainsi qu’à des greffes quasiment botaniques, croisant les combinaisons de survie à des myriades de fleurs qui déferlent comme autant de filaments méduséens (cf. le projet Amazonia).

Par le fait même du caractère hybride des Refuge Wear, nous pouvons parler de combinaisons au sens où la structure dépasse le simple vêtement et « combine » plusieurs types d’agencements textiles en un seul ; par ailleurs, la combinaison renvoie aujourd’hui à des domaines très spécifiques nécessitant une protection supplémentaire car les porteurs de telles tenues sont souvent exposés à des situations à risque. Là où le risque est pour certains temporaire ou bien « professionnalisé » (pompier, employé de la voirie, etc…), les combinaisons-refuge prennent une valeur quotidienne spectrale. L’habitat minimal que représentent la série des Refuge Wear et des autres architectures corporelles hybride les matériaux de pointe utilisés tant dans le domaine de l’habillement technique que dans l’industrie dite de « plein air » – haute technologie utilisée en premier lieu par la sphère militaire, et que les domaines du loisir se sont approprié. Les pièces ainsi conçues reflètent l’aspect de prototypes de haute technologie que nous pourrions imaginés être « mis sur le marché », s’il n’y avait pas quelques « anomalies » servant à nous mettre sur la piste de l’art et de la critique. « Toutefois, par certains détails, cet objet s’écarte d’une pure fonctionnalité pour prendre une dimension symbolique. [9] », nous dit Paul Guérin. La juxtaposition de nombreuses fibres innovantes et de membranes aux propriétés tant technique que poétique, démultiplie la valeur fonctionnelle de la pièce, en même temps qu’elle l’annihile. C’est-à-dire que l’emploi de telles matières valide l’aspect fonctionnel, mais leur jeu combinatoire ainsi que leur abondante diversité contribuent à faire que la pièce dépasse la fonction pour entrer dans la fiction. Les structures sont composées de fragments aux différents pouvoirs de protection ; c’est toute une géographie corporelle qui se trame de couches de textiles réfléchissants, micro-absorbants, de membranes en nid d’abeille, micro-poreuses, non-feu, imper-respirantes, anti-coupures, bactériostatiques, régulatrices de température, ultra-légères et compressibles. Les membranes techniques conditionnent une certaine porosité des surfaces et coordonnent une sorte de respiration artificielle servant de dialogue entre le corps et l’environnement, entre l’espace vital – qu’il soit personnel ou collectif – et le monde. Une respiration qui se fait d’autant plus sentir que les pièces, lorsqu’elles sont connectées entre elles, partagent le même « souffle », la chaleur corporelle se diffusant dans les autres cellules par le biais d’un circuit collectif.

Les architectures corporelles qui se manifestent dans les Refuge Wear, Modular Architecture ou Body Architecture, aptes aux changements de formes, aux fluctuations, aux mobilités, forment donc un vocabulaire méduséen ; figures esseulées ou collectives, reliées ou hybridées, les sculptures sociales s’organisent, qu’elles arborent un lien manquant ou bien démultiplié. « Ces barques de l’inconstance des apparences dessinées par l’artiste disent la péremptoire métamorphose de l’être, l’impérative instabilité des formes du monde [10] »

Tube, connecteur, excroissance, main, gant, sangle, cordage, filet sont utilisés par Lucy et Jorge Orta comme une métaphore d’un lien polymorphique pouvant dans le même temps relier et ligaturer. Les architectures corporelles matérialisent un besoin de corps collectif qui se déploie tantôt en formation cellulaire, tantôt en une immense toile humaine. Le lien, nécessaire au regroupement humain, apparaît comme un motif récurrent de leur œuvre, motif dont la présence textile se charge métaphoriquement. Mais ce lien n’est pas traité toujours de la même manière : il est parfois fragile et ténu, voire imperceptible, ou au contraire, fort et dominant jusqu’à en devenir sclérosant.

Le projet Nexus forme une prodigieuse toile humaine reliant chaque individu à un autre par une sorte de prothèse textile cylindrique matérialisant un lien, un trait d’union – une prothèse visible pour parler d’un manque invisible. Les différents agencements de Nexus mettent en relief une contradiction qui est présente dans la notion même de nœud. Nous souffrons d’une société architecturant les espaces, les individus sur un mode fragmentaire – et ce, malgré l’omniprésence de la notion de réseau. L’industrialisation a multiplié les liens commerciaux et financiers, mais a mis à mal la cohésion et la différence ; ce que Sloterdijk affirmera au sujet de l’ombilic vaut de même pour le lien : « L’ombilic moderne est un nœud de résignation, et ses propriétaires ne savent par quel bout le prendre [11] ». Dans un modèle sociétal qui dénombre les individus en tant que donnée numéraire et économique, la richesse du corps collectif se cristallise, ses mouvements organiques se figent et laissent place à une accumulation indifférenciée (nous parlons sans doute à bon escient d’une « société de masse »).

Le lien solidaire garde sa nature de lien ambivalent, il est à la fois vecteur d’échange et de transformation, mais il peut aussi être resserrement, nœud coulissant empêchant les flux de passer ; c’est bien de cela dont il est question dans le projet Nexus où chaque individu – assimilé à une « maille » dans le vocabulaire textile – est relié à un autre tandis qu’il est en même temps ligoté et figé dans une posture à laquelle il ne peut échapper sans déchirement ou fracture. En effet le projet Nexus prend parfois l’allure d’un tissage – que l’on peut fort bien comparer à l’armure toile en langage de « textilien » – formant une structure rigide questionnant ainsi l’ambiguïté du lien. Le textile est formidablement adapté à l’image du lien et du contexte social, d’ailleurs en parlant de contexte nous sommes déjà en plein vocabulaire textile : textus est « le tissu » ou « la trame », le préfixe con- donne au tout la signification d’ensemble tissé. S’il s’agit donc d’un tissu social dans le travail de Lucy et Jorge Orta, celui-ci prend forme par des patronages très répétitifs, cadencés, rappelant la fabrique textile, celle des métiers à tisser battant leur plein. Cette évocation se confirme lorsque nous nous intéressons aux tissus utilisés dans la confection des pièces ; conformément à la dénomination, ces tissus sont dits « techniques » : technique renvoyant certainement à l’industrie, aux techniques de pointe nécessaires à la fabrication de telles étoffes, ou bien aux domaines techniques pour lesquels ils sont utilisés. Les liens rectilignes, répétitifs, sont-ils le signe d’une désintégration du corps social par l’industrialisation ? L’ambiguïté émane de ces tissages humains dont il est difficile de se soustraire, immobilisant chaque individu dans un maillage inextricable. Le corps ici perd de son intégrité en même tant qu’il en invente une nouvelle, plus précise, plus fonctionnelle mais aussi plus handicapante, peut-être.

L’idée de lien est présente aussi dans le titre du projet Connector où celui-ci est mis en œuvre de manière à constituer des embranchements d’où germent des bourgeons tour à tour humain, animal, organique, ustensile, etc. Ces constructions artérielles donnent vie à des excroissances formant à leur tour des espaces de vie, des zones de questionnement. Nous sommes en présence de fragments modulables qu’il faut rabouter pour former un organisme défiant toute tendance au morcellement et à l’isolement. La nature plane des éléments engage à un déploiement des territoires dessinant des cartographies textiles proliférant de manière rhizomatique. Le lien prend alors une valeur de passage, de voie de circulation connectant les différents modules ; il est en quelque sorte un marqueur du territoire. Cette idée de territoire n’est pas anodine lorsque l’on parle de l’œuvre de Lucy et Jorge Orta ; en effet les objets sont mobiles, ils véhiculent des êtres, des messages et constituent autant de modules cherchant à former un territoire. Certes, il est question de nomadisme : les tentes, les cellules modulaires, les liens qui se nouent, composent et décomposent une architecture sociale mettant en mouvement cette notion même de territoire ; mais dans le même temps, il est question d’ancrage, « dans le territoire il y a une notion d’ancrage, presque de racine et d’appartenance, elle se manifeste visiblement ou pas [12] », nous dit Pierre Donadieu dans un article « Point – Ligne – Territoire ». N’est-ce pas justement une volonté d’ancrage que figurent secrètement tous les liens, cordons et autres éléments tentaculaires présents, parfois en abondance, dans certaines de leurs œuvres mobiles ? L’ancrage ne consiste pas en une immobilité définitive, mais en une réalité momentanée, un point de connexion avec l’existant, une capture : raccrocher le réel pour ne pas flotter sans fin à la dérive.

D’autres œuvres se composent plus volontiers d’une multitude d’éléments longs formant des liens ou flottant tels des objets déracinés. Les dessins mettent davantage l’accent sur cet aspect car les déclinaisons et les multiplications sont plus facilement mises en œuvre : citons l’exemple des tentes dont l’espace est saturé d’éléments rapprochant l’abri d’une souche d’arbre grouillante de racines et radicelles. Dans les projets Antarctica et Amazonia, la tente opère subitement un glissement de territoire et devient parachute ; pourvu de nombreuses grappes filamenteuses, celui-ci manifeste visiblement ces liens « vibratiles » dont nous parlons.

Prenons un dernier exemple – mais nous pourrions encore les multiplier : les dessins relatifs au projet OrtaWater montrent un réseau complexe où s’entremêlent une tuyauterie et ce qui pourrait s’apparenter à des veines ; autrement dit, un ensemble de canalisations croisant les ramifications du corps humain à celles d’une plomberie, évoquant la circulation de l’eau, qu’elle soit interne au corps humain, ou externe, suivant des conduits de distribution. Paul Guérin commente : « au fil des lignes, des robinets situés dans des positions et des emplacements bizarres semblaient plus avoir éclos comme des fleurs à l’extrémité de leurs tuyaux que permettre une réelle distribution d’eau [13] », et parle, à bon escient, d’une contamination du technique et de l’organique « redoublant à sa manière l’ambivalence de ces œuvres entre le fonctionnel et le symbolique. [14]»

L’œuvre est donc ambulante et modulaire, comme pour mieux se rapprocher d’une perception non seulement du corps mais de l’humain dans son intégration sociale : un corps social, monstrueux, fluctuant, cherchant son ancrage à la réalité de la ville, et plus généralement à celle du monde.

Que ce soit dans les projets Nexus ou Connector, dont les intitulés énoncent clairement l’idée de nœud (con- et nectere pourrait se traduire par « joindre ensemble » – nectere vient de nexus, signifiant « nœud »), ou dans l’ensemble des projets mettant en œuvre le lien (qu’il soit textile comme dans les tentes d’Antarctica, ou bien physique et humain tel qu’il se présente dans le projet The Meal), la volonté de relier prend de multiples aspects. Les tressaillements du lien se traduisent, nous l’avons vu, par des gonflements, des allongements, des multiplications et des absences, contribuant à former une topologie des liaisons ombilicales. D’ailleurs, en parlant de liaisons ombilicales, nous revenons à l’organique. C’est que la prothèse textile servant à former des chaînes et des trames humaines dans le projet Nexus, pourrait être assimilée au cordon ombilical et à ce que nous avons nommé, avec les abris gonflables de Rakowitz, des exo-organes placentaires. Nous retrouvons la présence organique du lien dans les développements graphiques, les compositions cellulaires des Connector et des tentes d’Antarctica ou encore dans les tuyauterie à mi-chemin entre la technique (plomberie) et l’organique (veines et artères). Cette omniprésence nous porte à croire que le lien social, par métaphorisation, prend la forme d’un lien textile palpable et lisible, qui à son tour, se charge d’une valeur organique : comme si le lien social, en se rendant tangible, devenait aussi essentiel qu’un organe : un lien social viscéral.

Le textile entretient donc des affinités commune avec l’organique, et puisque nous avons parler du lien social, qui, de manière plus générale est une forme de lien impalpable, il nous est possible d’élargir l’idée de lien social à tous les liens impalpables, qui peuvent fort bien correspondre à l’idée de réseau. L’immatérialité des liens aurait-elle pu contribuer en un paradigme organique comme modèle de déploiement spatial ?

L’excroissance, en tant que dépassement de la forme, incarne, dans l’œuvre de Lucy et Jorge Orta, la recherche du lien. Il en va de même concernant les structures de Rakowitz, qui, au reste, laisse de côté la beauté formelle pour montrer, en toute transparence, la brutalité du lien et de son pendant : l’exclusion.

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Notes :

[1] Lucy Orta répondant à Jade Dellinger « Conversations, 2001-2003 », dans Lucy Orta, Body Architecture, Munich, Verlag Silke Schreber, 2003, p. 35.

[2] Jean-Michel Ribette, « Refuge de la Vanité », dans Lucy Orta Refuge Wear, texte non paginé transmis par Lucy Orta. Extrait de la citation suivante : « […] les Vêtements Refuges de Lucy Orta tendent à la société contemporaine un énigmatique et intime miroir où se découvrent tour à tour la Vanité du progressisme social, la Vanité des triomphes annoncés de la technologie et de la science, la Vanité du rationalisme déclaré de l’industrie et de l’urbanisme, la Vanité du confort promis à tous par la médecine moderne… »

[3] Nous parlons évidemment des structures modernes, basées sur des matériaux de haute technologie, et non des tentes nomades ancestrales dont elles sont inspirées.

[4] Voir plus précisément les pièces Life Guard N.U.O, 2003 ; Life Guard N.U.O Connector, 2005 ; Urban Life Guard – N.I.O.093, 2003 ; Urban Life Guard – N.I.O.0307, 2003.

[5] Nous traduisons : Les capsules de survie climatiques, l’exposition s’est déroulée à Hambourg en septembre 2010, le commissariat a été assuré par Friedrich Von Borries.

[6] Extrait du dossier de presse concernant l’exposition Camping Sauvage à la Hall Verrière de Meisenthal, novembre et décembre 2011, organisée par le Cadhame : « Quantité de tentes seront montées, démontées, détournées, retournées. […] la tente est un point de départ au sein duquel se développeront de multiples hypothèses, réflexions, utopies et délires. Autrement dit, une zone de prolifération […] ».

[7] Jean-Michel Ribette « Les Refuges de la Vanité », texte cité.

[8] Apolline Fluck, « Vêtements véhicules, Lucy + Jorge Orta », dans Azimuts n°34, Imaginaire de la mobilité, 2010, pp. 8-10.

[9] Paul Guérin, OrtaWater, Lucy + Jorge Orta, pour l’exposition présentée au CEAAC de Strasbourg en novembre 2007, texte transmis par Lucy Orta.

[10] Jean-Michel Ribette « Les Refuges de la Vanité », texte cité.

[11] Peter Sloterdijk, Bulles, Sphères I, Paris, Fayard, 2002, p. 421.

[12] « Point – Ligne – Territoire », article coordonné par .corp et J.-S. Poncet, dans Azimuts 33, Territoire, Saint-Étienne, Cité du design, 2009.

[13] Paul Guérin, OrtaWater, Lucy + Jorge Orta, pour l’exposition présentée au CEAAC de Strasbourg en novembre 2007, texte transmis par Lucy Orta.

[14] Idem.